> Sophia Kirch
À propos d’Entre-Soleils
Poésie.
Non pas seulement les mots, mais aussi les images. Et surtout, l’énergie qui se dégage de leur rencontre.
Poésie, pensée comme entrechoc de deux temporalités différentes : la simultanéité de l’image, la linéarité de l’écriture. L’œil pense pouvoir embrasser l’image dans son entièreté, mais il tisse du sens au creux des mots suivant un ordre imposé par la langue. L’image est illumination, une fulgurance rappelant l’éclat de la foudre dans un ciel obscur. Le texte est lever d’un astre, révélation progressive d’une lumière pour qui a la patience d’attendre.
Pourtant, il existe une heure où mots et image peuvent entretenir un dialogue au delà de la collision, du choc des lueurs conflictuelles. Et peut-être même faire entrevoir la possibilité d’une fusion, toujours imminente, sans jamais y basculer complètement. Cette heure, c’est celle que l’écrivain Shmuel T. Meyer, prix Goncourt de la Nouvelle 2021, désigne par l’expression « Entre soleils », que l’on retrouve dans Kibboutz, deuxième recueil de nouvelles de sa trilogie consacrée par le Goncourt. Cette formule, traduite de l’hébreu, trouve son équivalent en français dans l’expression « entre chien et loup ». Elle donne aussi son titre à l’œuvre-livre Entre-Soleils, où se donne à voir la rencontre d’un écrivain, Shmuel T. Meyer, et d’un photographe plasticien, Michel Kirch.
L’écrivain y livre ainsi son regard sur deux triptyques du photographe, Sous le cerisier issu de la série Homo Fukushima ainsi que Dérives issu de la série Climats et Atmosphères, à travers un poème. Nourri de la culture juive commune aux deux artistes, ce texte offre une lecture des photographies qu’il accompagne à la lumière de la Genèse. Les mots révèlent alors la complexité des images, où se fondent dans un processus commun création et destruction : ce sont des paysages post apocalyptiques qui nous sont livrés, à travers l’avènement d’un nouvel âge de l’homme déréglant tout l’univers. Les séries Homo Fukushima et Climats touchent ainsi aux cataclysmes arrivés et à venir, tout en s’interrogeant sur la place de l’homme et du vivant dans ces paysages qui inquiètent et touchent au sublime. La procession de danseurs de Butô et de moines Shinto, d’une blancheur fantomatique, devient dans le poème basculement de l’ère des anges à l’ère de l’homme. De l’amour à la liberté, le texte se clôt alors sur une béance : celle de la possibilité du pire, qui définit l’homme, et est au cœur des inquiétudes des séries Homo Fukushima et Climats. C’est alors la nature qui devient l’empreinte douloureuse de ce libre arbitre.
Dans sa démarche interprétative, le poème n’assourdit pas le langage de l’image : au contraire, il en fait résonner les silences.
Cette rencontre entre deux poètes, au creux de l’heure précédant le crépuscule, est rendue possible par un parti pris et un savoir-faire uniques. Le livre est aussi l’œuvre d'une maison d’édition, Le Renard Pâle, qui a su donner un écrin au dialogue. Se décrivant comme « plasticiens du livre », les éditeurs Patricia Dupuy et Bernard Soria ont créé pour Entre-Soleils une forme sur mesure. Somptueux comme un bijou, un coffret de cuir noir abrite les œuvres. Son ouverture est une cérémonie visuelle et tactile, alors que se déploient le poème et les triptyques. Entre-Soleils appartient à la collection Téménos, « l’espace sacré » en grec. De cette rencontre entre écrivain, artiste et éditeurs, on retient la prouesse d’avoir su donner un temple aux lampes éternelles de la poésie.
Sophia Kirch